Violentia Normannorum. Conceptions et usages de la violence du prince dans les mondes normands médiévaux, 911-1154

Résumé de la thèse, sous la direction de Pierre Bauduin, de Hugo Fresnel, Violentia Normannorum. Conceptions et usages de la violence du prince dans les mondes normands médiévaux, 911-1154, soutenue le 15 juin 2024 publiquement à l’Université de Caen Normandie.

Malgré l’image romantique et populaire de violence des Normands, incarnée par la résistance d’un Ivanhoé ou d’un Robin des Bois, aucune synthèse n’existe sur cette question, que ce soit du point de vue du prince ou non. Cette thèse souhaite donc remédier à ce manque en s’inspirant en particulier des travaux de Claude Gauvard et de l’école des violences souveraines pour la fin de la période médiévale. Cependant, ces médiévistes s’appuient majoritairement sur des sources judiciaires, absentes pour les X^e-XII^e siècles dans les mondes normands. Cela oblige à approcher ce sujet avec une méthodologie différente pour comprendre de quelle violence peut faire preuve le pouvoir comtal, ducal et royal tout en préservant sa légitimité vis-à-vis des autres groupes sociaux des mondes normands.

Cette méthodologie se veut interdisciplinaire. La première influence est celle de l’anthropologie. En effet, il faut essayer d’identifier ce qu’on peut appeler des normes de la violence, partagées au moins en partie par les dominants et les dominés. La deuxième est celle de la sociologie qui invite à se pencher plutôt du point de vue de la victime.

L’aspect fondamental réside dans l’interprétation des sources. La thèse s’appuie sur 21 manuscrits originaux et 285 sources éditées ou bases de données. Pour en permettre le traitement, les données ont été compilées via un tableur. Cette base n’a pas vocation à être publiée, mais sert d’outil de travail. En tout, 255 actes diplomatiques sont répertoriés, 55 miniatures et 3497 exemples de violence tirés de tous les autres types de sources. En dehors de leur nombre, le traitement des sources pose des problèmes d’interprétation. La violence est un discours qui porte un jugement moral, ce qui se traduit très fréquemment sous la forme de l’anecdote. Or, elles peuvent s’appuyer sur des topoï, reprenant des épisodes à d’autres auteurs médiévaux, voire antiques, et surtout elles cherchent à encenser ou, au contraire, à diaboliser l’adversaire. Il faut donc toujours demeurer prudent tout en essayant de replacer ces anecdotes dans le cadre des « dispositions de l’auteur », expression d’Annliese Nef et Guilhem Dorandeu-Bureu, c’est-à-dire en considérant que chaque auteur relate des actes de violence en mobilisant des conceptions et un horizon d’attente qui est lui est à la fois propre et inscrit dans la société dans laquelle il vit.

Ces sources sont comparées dans le cadre des mondes normands. Incluant le duché de Normandie, mais aussi les différents territoires conquis par les Normands, l’Angleterre après 1066, l’Italie du Sud à partir de 1020 environ, il invite à prendre en compte avant tout les différences entre ces espaces qui sont tous le théâtre de phénomènes de conquête. Plutôt que de vouloir trouver une hypothétique et discutable Normannitas, l’objectif est de voir comment chacun se singularise et de se demander si leurs points de convergences ne relèvent pas d’éléments partagés avec d’autres espaces de la Chrétienté. La Sicile est toutefois exclue, car la question des violences interconfessionnelles semble incomparable avec la situation dans le royaume anglo-normand.

I – Définir la violence

S’appuyer sur des définitions précises des mots est indispensable pour que le propos puisse être réutilisable, critiquable, réfutable donc scientifique. C’est vraiment avec cet état d’esprit que la thèse cherche à proposer une définition de la violence du prince, valable avant tout pour le sujet et le cadre chronologique et géographique de la thèse. La violence du prince est alors comprise comme un acte instrumental visant à infliger une atteinte physique, ou non, et dont la légitimité, soumise à des normes, peut être remise en question. 

Le concept de violence symbolique a été choisi pour désigner la violence sans atteinte physique. D’autres expressions pourraient l’être, mais la notion a l’avantage d’être connue, y compris sporadiquement en histoire médiévale. En même temps, le concept est adapté aux spécificités de la période pour désigner un acte qui s’attaque à l’identité sociale d’un individu, soit en le contraignant matériellement, soit en remettant en cause son statut social. Parler de violence symbolique n’est pas juste une question de cosmétique pluridisciplinaire. Cela permet véritablement de redonner à ces actes toute leur place dans les conflits entre le prince et ses aristocrates. Ils sont ressentis par les individus comme profondément illégitimes, rabaissant leur position dans la société.

II – Les normes de la violence du prince dans les mondes normands médiévaux

Parmi les différentes normes de la violence du prince, la plus importante est sans conteste celle de la mesure. Le mauvais prince, pris d’une forme d’hubris, commet de nombreux excès jugés intolérables. Cela se traduit par la mise en avant de la clémence, la misericordia. Dans le même temps, le prince ne doit pas abandonner toute violence. Sans la rigor justitiae et la répression des révoltes, aucun pouvoir ne peut se maintenir. Il existe donc un équilibre dans cet usage qui s’inscrit parfaitement dans une perspective chrétienne du pouvoir. En tant que représentant de Dieu sur terre, le prince doit user de son bras vengeur sans tomber dans la cruauté.

La rupture de cet équilibre peut entraîner de nombreuses contestations de la violence du prince. Elles sont les conséquences de rapports de force mais aussi d’interrogations éthiques et politiques qui débouchent sur une remise en cause de la façon dont le pouvoir est exercé concrètement. Le prince est bien conscient de ces possibles retombées critiques qui ne se cantonnent pas forcément au seul milieu de la cour. La dimension publique de la violence est un élément qu’il prend en compte et qu’il cherche à maîtriser pour mieux légitimer ses décisions, que ce soit aux yeux de l’Église, de sa cour ou de l’ensemble des membres de sa société politique.

III – Punir ses sujets : la violence au service du pouvoir

Malgré des sources qui réécrivent constamment les événements pour qu’ils prennent une signification précise dans leur récit, la violence apparaît comme un outil de gouvernement que les princes normands sont capables de mobiliser fréquemment à leur avantage tout en faisant preuve d’une certaine forme de modération, au moins vis-à-vis de leur société politique. Il faut insister sur cette importance de la clémence : les supplices sont rares, la peine de mort relativement peu employée, la torture quasiment absente. Toutefois, sans empêcher des erreurs et des incompréhensions, les princes continuent évidemment de jouer avec les limites, de transgresser quand le rapport de force est en leur faveur et de chercher à légitimer au mieux leurs actes, en particulier lors des phénomènes de conquête.

Car s’il y a une spécificité des mondes normands, c’est bien la construction de nouveaux pouvoirs. Leur renforcement, au X^e dans le duché de Normandie et surtout à partir des décennies 1070-1080 en Angleterre et en Italie du Sud, explique pourquoi certaines formes de violences, comme les mutilations ou les confiscations, sont utilisées plus régulièrement par ces différents princes que par le roi des Francs ou l’Empereur par exemple. En effet, plus que d’inventer véritablement de nouvelles formes de violence, les princes normands usent plus fréquemment de formes déjà présentes qui ont une résonance avec des pratiques soit des pouvoirs qui leur préexistaient, soit des pouvoirs impériaux carolingiens et byzantins (qui peuvent évidemment être aussi leurs prédécesseurs).

IV – La violence du prince en pratique dans les différents mondes normands

Chaque espace fait l’objet d’un chapitre à part sur un aspect de la violence du prince qui leur est spécifique. Pour le duché de Normandie, l’accent est mis sur la violence des premiers ducs normands lors de l’établissement de cette dynastie d’origine scandinave dans une partie de la Neustrie. Abandonnant une violence illégitime, celle de leur passé viking, ils réussissent à adopter celle légitime d’un prince franc. Cependant, le tableau dressé par Dudon de Saint-Quentin, principale source sur cette période, a ses failles, comme en témoigne en particulier l’utilisation d’auxiliaires scandinaves ainsi que les tensions décrites par les sources franques.

La thèse s’intéresse ensuite à l’établissement du pouvoir normand après la bataille d’Hastings en 1066 dans le royaume d’Angleterre et au pays de Galles. Il semble clair que les normes habituelles de la violence y sont transgressées à de nombreuses reprises. En s’éloignant de son centre politique, c’est-à-dire le cœur du duché de Normandie, le prince est confronté à des situations où la violence peut représenter, de son point de vue, la solution la plus efficace pour mater les populations locales. Cependant, cet usage de la violence a toujours vocation à s’estomper, au fur et à mesure que la pacification du royaume d’Angleterre progresse. Toutefois, les révoltes et la menace danoise rendent ce processus erratique. Le cas du pays de Galles n’est pas tout à fait similaire, tant les formes de la conquête sont différentes. Néanmoins, de nouveau les normes de la violence sont transgressées, en même temps que les ambitions des rois anglo-normands changent, entre volonté de soumission des princes gallois ou d’instauration d’un fragile équilibre. Dans les deux cas, cet usage de la violence en temps de conquête ne se comprend pas dans une opposition figée entre conquérants et conquis mais évolue en permanence, en fonction des circonstances, des projets politiques mais aussi de la façon dont les conquis cherchent à s’associer, ou non, à l’exercice du nouveau pouvoir.

Une partie conséquente du chapitre sur l’Italie porte sur Roger II, comte de Sicile en 1105 puis roi en 1130, qui récupère à partir de 1127 les territoires continentaux. Son règne, qui s’achève en 1154, est fréquemment perçu comme le paroxysme de l’usage de la violence par un prince normand d’Italie. Pourtant, une analyse plus serrée des sources offre une image plus nuancée, que ce soit sur les mutilations ou sur l’usage de « terror » pour décrire son action. Même dans ses actions militaires, il est difficile de considérer que Roger fasse un usage systématique d’une violence hors normes. Certes, des transgressions existent, en particulier dans certaines mises à sac des villes, mais sans qu’elles soient une originalité. Roger n’agit ni spécifiquement en prince de la Chrétienté latine ni spécifiquement en prince byzantin mais fait usage d’un ensemble d’outils qui font partie du langage politique de la violence dans la première moitié du XII^e siècle.

Conclusion :

En bref, les recherches menées dans cette thèse souhaitent ainsi participer aux renouvellements de l’étude du politique au Moyen Âge central tout en réinterrogeant de grands débats de l’historiographie normande. Le but est de replacer la violence et, plus généralement, les relations politiques dans leur contexte propre, entrelacement de normes plus ou moins implicites et de rapports de forces dépendant des intérêts de chaque acteur. Entre une tendance à la modération et l’usage de mesures violentes, exceptionnelles comme les mutilations, plus récurrentes comme les violences symboliques telle la confiscation des biens, la violence du prince dans les mondes normands semble donc avant tout être une question d’équilibre.

 

Hugo Fresnel, Université de Caen Normandie, Centre Michel de Boüard – CRAHAM (UMR 6273)

 

 

 

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