« L’encre et le pain » : les vassaux de l’évêché de Bayeux (XIe-XIIIe siècle)
Résumé de la thèse, préparée sous la direction de Pierre Bauduin, de Bastien Michel, « L’encre et le pain » : les vassaux de l’évêché de Bayeux (XIᵉ-XIIIᵉ siècle), soutenue publiquement le 18 décembre 2024 à l’Université de Caen Normandie.
I. Genèse du projet
Ma thèse a pour point de départ un document célèbre de la médiévistique normande : l’Enquête de 1133 sur les fiefs de l’évêché de Bayeux (Navel 1935, p. 1-80). Cet inventaire répertorie les hommes entrés dans la dépendance honorable de l’évêque et du chapitre cathédral au début du XIIᵉ siècle, tenant des fiefs du prélat et des chanoines et soumis à un service de chevalier. L’objectif initial était d’utiliser cette liste pour étudier l’aristocratie de la Normandie moyenne, implantée entre les vallées de la Dives et de la Vire au Moyen Âge central. La délimitation d’un tel secteur se justifiait, d’abord, par la forte concentration d’établissements ecclésiastiques dans cette zone et donc de sources disponibles. De plus, si l’aristocratie normande a fait l’objet de nombreuses études depuis les années 1970, les élites de la Normandie centrale sont moins bien connues que pour d’autres régions du duché. Ce projet voulait ainsi contribuer à la connaissance de ce groupe social dont l’historiographie a souligné l’implication dans la conquête de l’Angleterre, de l’Italie du Sud et de la Sicile. L’angle retenu était celui des réseaux et des mobilités (sociales, géographiques), permettant de comprendre leur insertion dans ces espaces et ces sociétés.
Une redécouverte aux Archives départementales du Calvados a toutefois modifié le projet d’origine. Le manuscrit G88, seul témoin complet de l’Enquête de 1133, renferme en effet une seconde liste des fiefs de l’évêché, restée inédite, compilée en 1297 lors de la convocation de l’ost de Flandre par Philippe IV de France. En explorant d’autres pistes, j’ai par la suite identifié ou redaté quatre inventaires bayeusains issus de registres anglais et français. Ces trouvailles ont donc permis de reconstituer un corpus féodo-vassalique exceptionnel pour les XIIᵉ et XIIIᵉ siècles, révélant le rôle central de l’évêque et des chanoines de Bayeux, qui comptaient 120 chevaliers à leur service. Dès lors, les recherches se sont focalisées sur un groupe précis au sein de l’aristocratie de la Normandie centrale, à savoir les vassaux de l’évêché de Bayeux recensés dans ces listes. Débutant aux années 1030, période à laquelle sont rédigés les premiers actes épiscopaux permettant d’appréhender ces réseaux, l’étude s’étend ensuite jusqu’à la rédaction de la dernière liste connue, datée de 1297.
II. Problématiques
Ma thèse a pour but de réexaminer la féodalité et la vassalité en Normandie à partir du corpus bayeusain. Bien entendu, depuis le début du XXe siècle, une bibliographie considérable a profondément renouvelé ce domaine d’étude, non seulement pour les mondes normands médiévaux, mais également au-delà. Au cours des deux dernières décennies, une nouvelle dynamique a émergé dans l’étude de ces questions. Ces perspectives novatrices invitent désormais à envisager la féodalité et la vassalité sous des angles inédits, en tenant compte des pratiques de l’écrit et des réseaux locaux, pour mieux saisir la construction des relations de dépendance. D’une part, ces recherches explorent comment la relation verticale entre seigneur et vassal s’élabore progressivement à travers sa mise par écrit. D’autre part, elles analysent les mécanismes par lesquels d’autres types de liens viennent renforcer cette dépendance, qu’il s’agisse de rapports de parenté, de voisinage, d’autres relations féodo-vassaliques, ou encore de contacts avec l’Église et la validation d’actes.
J’ai ainsi voulu démêler ce système féodo-vassalique dans le cas bayeusain. L’objectif principal est d’analyser ce que Dominique Barthélemy qualifie de « milieu visqueux » dans la Nouvelle histoire des Capétiens (Barthélemy 2012, p. 20-63). Cette expression renvoie à l’enchevêtrement de liens qui, à l’image d’une concrétion, cimentent un groupe social donné. Je me suis ainsi attaché à explorer cet entrelacement de relations, en m’inspirant des travaux sur le clientélisme, développés par les politistes, les anthropologues et les historiens. C’est précisément cette combinaison d’approches qu’illustre la citation en exergue de cette thèse. Marc Bloch écrivait que la vassalité « sentait comme le pain de ménage », une comparaison soulignant la dimension concrète et solidaire qui garantit la cohésion d’un groupe de guerriers au service d’un seigneur. À cette observation, Gérard Giordanengo a ajouté que la féodalité et la vassalité peuvent aussi avoir l’odeur de « l’encre et du prétoire », indiquant qu’elles résultent également d’une formalisation scripturaire et juridique (Hélène Débax est revenue sur l’histoire de ces deux expressions : Débax 2003, p. 330-331). Dans cette thèse, j’ai par conséquent tenté de démontrer que les relations féodo-vassaliques bayeusaines combinent ces deux aspects : elles « sentent à la fois l’encre et le pain ». La question des mobilités, sociales et géographiques, introduit par ailleurs une dynamique supplémentaire. Il s’agit de comprendre comment ce système évolue face aux recompositions de l’ensemble anglo-normand, jusqu’en 1204, et au sein du royaume de France après 1204. Enfin, une attention particulière a été portée aux familles de vassaux situées au bas de la hiérarchie aristocratique. Rarement étudiées par rapport aux lignages puissants, ces familles offrent un éclairage original sur les transformations de l’aristocratie normande dans son ensemble, permettant d’appréhender ces réseaux par le bas.
III. Apports méthodologiques
La richesse des sources conservées fait du diocèse médiéval de Bayeux un terrain d’étude privilégié pour les réseaux. M’inscrivant dans le champ des humanités numériques, je me suis donc appuyé sur un ensemble d’outils informatiques pour traiter les données tirées de la documentation. Ces outils forment une chaîne de traitement de la donnée appelée DIVIRE qui couvre toutes les étapes du travail de recherche, de l’extraction et de la structuration des données jusqu’à leur modélisation. Autrement dit, il s’agit de passer de l’inventaire féodo-vassalique à la notice prosopographique et au graphe de réseau, le tout au sein d’un dispositif unique. J’ai ainsi cherché à poser quelques jalons permettant, à l’avenir, l’exploitation de corpus similaires, tout en proposant une réflexion d’ordre technique et épistémologique. Le dispositif repose sur l’articulation de trois outils principaux. En premier lieu, les listes bayeusaines ont fait l’objet d’une édition numérique en XML-TEI dans l’environnement E-cartae développé sous la direction de Grégory Combalbert. Il a été nécessaire, en deuxième lieu, de mobiliser l’approche prosopographique afin d’étudier l’ensemble de variables relationnelles qui unissent les vassaux de l’évêché entre eux. Pour cela, des notices individuelles pour chaque vassal de l’évêché ont été encodées en XML-TEI dans l’environnement prosopographique numérique E-personae, développé au cours de cette thèse avec le concours de Fabien Paquet et du pôle Document Numérique de la MRSH de Caen. En troisième lieu, les données extraites de la base prosopographique ont fait l’objet de modélisations graphiques par le biais du SIG QGIS et de Gephi, un logiciel d’analyse et de visualisation de réseaux. De manière générale, j’ai voulu, en élaborant DIVIRE, ouvrir des pistes méthodologiques sur des outils numériques complémentaires, utiles à la critique des sources et à la compréhension d’acteurs de la société médiévale.
Au total, six listes de vassaux et de fiefs de l’évêché de Bayeux ont donc fait l’objet d’une édition numérique, ainsi que sept notices relatives à la convocation de l’ost de Flandre en 1297. 408 notices prosopographiques ont été encodées dans E-personae, 27 cartes et 23 graphes de réseaux ont été dressés. Ce travail s’est appuyé sur le dépouillement de 46 fonds d’archives, de musées et de bibliothèques en France et en Angleterre.
IV. Principaux axes et résultats
La thèse s’organise autour de deux axes principaux. La première partie adopte une logique documentaire. Elle vise à analyser les conditions de production du corpus bayeusain, en interrogeant la manière dont les inventaires et les actes féodo-vassaliques contribuent à l’administration du lien de dépendance par l’écrit. Ainsi, cette étude contribue aux débats qui, depuis une vingtaine d’années, interrogent les relations entre vassalité, féodalité et usage de l’écrit. La seconde partie s’inscrit davantage dans une logique réticulaire. Elle cherche à reconstituer les réseaux tissés par les individus qui dépendent du siège épiscopal. En adoptant le point de vue de la « petite » et de la « moyenne » aristocratie, l’objectif est également de mettre en lumière un groupe dont la place reste encore mal connue, non seulement en Normandie et dans l’ensemble anglo-normand, mais aussi dans l’Occident latin en général. C’est pourquoi j’ai entrepris de retracer, sur le long terme, le parcours de ces individus, dont la vie est souvent mal documentée, mais dont le rôle social est fondamental.
En privilégiant d’abord une approche documentaire, on peut révéler la remarquable cohérence des documents féodo-vassaliques composés à Bayeux. En effet, l’archivage des inventaires de fiefs et de vassaux obéit à des stratégies délibérées, comme en témoigne la probable compilation d’un livre de fiefs en 1297, réunissant des inventaires remontant aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles. Ces « écritures grises » reposent sur des techniques spécifiques, telles que le l’enquête, et s’intègrent dans des pratiques documentaires plus larges. Celles-ci incluent la rédaction et la copie de mandements, de déclarations d’hommages et de services, ainsi que de conventiones consignées dans les cartulaires bayeusains. Cette tradition documentaire pourrait remonter aux années 1030, période où une proto-liste aurait été compilée, sous l’épiscopat d’Hugues d’Ivry (v. 1011-1049). Cependant, l’authenticité de l’acte en question est douteuse et ne permet pas de confirmer cette hypothèse. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’utilisation des inventaires résulte d’une volonté de surmonter des crises touchant le siège épiscopal de Bayeux et d’assurer à l’évêque et aux chanoines un meilleur contrôle de leurs fiefs et de leurs vassaux. Ces initiatives apparaissent notamment lors de périodes de tensions internes, comme en 1133 ou 1297, ou lors de recompositions plus profondes de l’espace anglo-normand, par exemple entre 1101 et 1107, ou encore après l’intégration de la Normandie au domaine royal capétien en 1204. En outre, les acteurs impliqués dans la rédaction de ces documents semblent s’appuyer sur des savoir-faire administratifs diffusés au sein de réseaux ecclésiastiques ou familiaux.
Cependant, cette spécificité bayeusaine ne se reflète pas dans la terminologie utilisée. Le champ lexical de la dépendance y reste limité, même si les usages et les termes se fixent relativement tôt, vers l’an 1100. Par ailleurs, ces documents permettent de dessiner une véritable géographie féodale, révélant un territoire progressivement structuré autour d’honneurs et de baronnies. Ces entités s’organisent autour de centres tels que Douvres-la-Délivrande, Évrecy, Bayeux, le Plessis-Grimoult, Cambremer ou Isigny. Malgré un contrôle territorial de plus en plus étroit, les sources bayeusaines révèlent également des discontinuités et des conflits d’usage. Ces tensions génèrent des différends récurrents entre le seigneur ecclésiastique et ses vassaux.
La logique réticulaire met ensuite en lumière le tissu social au sein duquel s’insèrent les vassaux de l’évêché. Dès les années 1030, des hommes issus de familles modestes, telles que les Suhard ou les Malfilâtre, apparaissent bien intégrés aux réseaux de l’aristocratie normande. Toutefois, une telle intégration ne peut être supposée pour le début du XIᵉ siècle ou pour le Xe siècle, en raison du manque de sources disponibles. Les chartes qui les évoquent dévoilent des stratégies matrimoniales ainsi que des donations pieuses qui se combinent pour former des réseaux complexes dans lesquels ces individus évoluent. Le terme « aristocratie » a été retenu, plutôt que celui d’élite, pour désigner ce groupe. En dépit de leur modestie, ces vassaux ne sont pas des hommes nouveaux : lorsqu’il est possible de retracer sur le long terme l’histoire de ces familles, on observe que leur ancrage et leurs réseaux remontent à une époque ancienne. La notion d’aristocratie, suivant l’approche de Joseph Morsel, met davantage l’accent sur la reproduction sociale que le terme d’élite (Morsel 2004, p. 3-11).
À partir du milieu du XIᵉ siècle, les mobilités géographiques participent à la sociogenèse de cette frange modeste de l’entourage vassalique de l’évêque. Si aucun mouvement vers l’Italie du Sud n’est attesté, la vallée de la Loire semble, cependant, constituer une destination privilégiée pour ces hommes. La conquête de l’Angleterre à laquelle ils participent dans le sillage de l’évêque Odon (1049-1097) est un autre temps fort. Les réseaux vassaliques bayeusains sont partiellement projetés au-delà de la Manche, notamment dans le Kent, où des hommes se fixent et nouent des liens avec des communautés locales et d’autres conquérants. C’est aussi pour eux l’occasion de s’enrichir et de s’élever dans la hiérarchie aristocratique. D’après les données collectées dans le Domesday Book, quelques hommes d’Odon ont, semble-t-il, joué un rôle important dans la « pacification » du Sud-Est de l’Angleterre, entre Hastings, Cantorbéry et Rochester. Une génération plus tard, ce réseau anglo-normand a trouvé un nouveau patron en la personne de Robert de Gloucester, fils illégitime d’Henri Ier Beauclerc (1100-1135), qui a mis sous tutelle le siège épiscopal de Bayeux. Mieux documentés, ces vassaux forment un « petit monde » transmanche aux hiérarchies complexes, où la cathédrale de Bayeux joue sans doute un rôle central.
Cet ensemble se désagrège toutefois à partir des années 1140 après la mort de Robert de Gloucester, au terme d’une lutte avec Philippe d’Harcourt (1142-1163), premier prélat réformateur à monter sur le siège épiscopal de Bayeux. Dès lors, la « haute » aristocratie semble se désintéresser peu à peu du Bessin. Les réseaux de la « petite » et de la « moyenne » aristocratie sont désormais plus visibles dans la seconde moitié du XIIe siècle et au XIIIe siècle. Bien que les informations sur leurs réseaux de parenté soient limitées, les donations pieuses et les relations liées à la validation d’actes révèlent une densité de liens qui soudent le groupe vassalique. Dans cet ensemble, les évêques et les chanoines bayeusains restent des figures centrales avec lesquels la « petite » et la « moyenne » aristocratie continuent d’interagir. Enfin, et cela restait à démontrer, ces hommes les plus modestes circulent dans l’ensemble anglo-normand et dans le bassin méditerranéen après 1150. Les mobilités géographiques ne sont pas le privilège du baronnage anglo-normand. Ce sont tous les échelons de la hiérarchie aristocratique qui sont en mouvement de part et d’autre de l’an 1200.
Ainsi, d’après les études de cas menées, il apparaît que les vassaux de l’évêché de Bayeux, en particulier les plus modestes, forment un groupe uni, dont la cohésion repose sur des réseaux complexes évoluant en fonction des mobilités sociales et géographiques. Peut-on pour autant les considérer comme une clientèle ? La flexibilité de la relation clientélaire, fondée sur des liens informels, ne semble pas entièrement adaptée pour décrire les rapports tissés par les vassaux de l’évêché de Bayeux. En effet, la formalisation des relations sociales par l’écrit, qu’il s’agisse de chartes de donation ou d’inventaires féodo-vassaliques, y est particulièrement marquée. C’est pourquoi l’odeur de l’encre semble l’emporter sur celle du pain à Bayeux.
Bibliographie
Dominique Barthélemy, La France des Capétiens, 987-1214, Paris, Éditions du Seuil (Points), 2012.
Hélène Débax, La féodalité languedocienne (XIe-XIIe siècles). Serments, hommages et fiefs dans le Languedoc des Trencavel, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003.
Joseph Morsel, L’aristocratie médiévale (Ve-XVe siècle), Paris, Armand Colin (Collection U), 2004.
Henri Navel, « L’Enquête de 1133 sur les fiefs de l’évêché de Bayeux », Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XLII, 1935, p. 1-80.
Bastien MICHEL, Université Le Havre Normandie, IDEES (UMR 6266)
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Bastien Michel (5 mars 2025). « L’encre et le pain » : les vassaux de l’évêché de Bayeux (XIe-XIIIe siècle). Mondes nordiques et normands médiévaux. Consulté le 18 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13f2t